Un héros de campagne


A la sortie de Jaffna sur la route de Kopai, une zone militaire ultrasécurisée, le bus marque un arrêt au milieu d’une plantation de bananes puis repart dans un tourbillon de poussière. De l’autre côté de la route se dresse un petit dispensaire de campagne à peine remarquable. La porte d’entrée donne sur une salle d’attente aérée et fraiche où les villageois attendent en silence. Le dispensaire est plutôt calme ce matin, mais les patients arrivent en flots réguliers, comme  les gouttes d’un robinet mal refermé. Le bureau du docteur Thirunavukarasu est dissimulé derrière un rideau en toile bleu qui filtre la lumière et projette les mouvements du médecin en ombres chinoises. Une silhouette fluette et fugace apparaît puis disparaît sur ce canevas de textile bleu qui raconte le Sri Lanka à lui seul. J’entre.

L’homme est assis derrière son bureau, il flotte dans une blouse blanche tâchée sur laquelle flotte un stéthoscope. Sur le bureau, un bébé est allongé sur le ventre, les fesses à l’air. Sa mère se tient à côté. Thirunavukarasu parcours le petit corps de ses doigts délicats et filandreux. Tout en tâtonnant, il murmure quelque chose à part lui. Il sort de son tiroir cinq petites pilules roses qu’il enroule dans du papier journal : « ça devrait le remettre d’aplomb ». La femme repart avec son bébé sous bras, visiblement rassurée.
Juste derrière rentre un homme d’une soixante d’années. Tirunavukarasu l’accueille chaleureusement et se tourne vers moi : « Je vous présente Kanaganayagam. Je lui ai demandé de passer afin que vous le rencontriez. Il était à Mullaittivu à la fin de la guerre et faisait partie de la population prise au piège entre l’armée cinghalaise et le LTTE. » Je le salue et reçois en retour un sourire effacé, comme seuls les gens qui ont connu l’horreur garde avec eux. « Kanaganayagam peut vous en dire long sur les attaques au mortier et les feux nourris. Il a vécu de janvier à mai 2009 un véritable cauchemar, obligé de se cacher avec sa famille sous des bunkers à mesure que l’armée cinghalaise avançait sur les terres du LTTE à coup de bombes. Cela fait à peine un an qu’il est rentré à Jaffna et je m’occupe de sa tension qui s’est empirée ! » Le docteur l’ausculte en même temps qu’il fait l’interprète. Son phrasé est aussi rapide que ses gestes, je suis parfois obligé de le faire repérer mais il repart à chaque fois de plus belle. Je suis épaté par la vitalité de ce septuagénaire, on dirait qu’un enfant habite ce corps rabougri. Soudain il éructe et réprimande son patient. Je lui demande quel est le problème et il part à rire : « Je traite Kanaganayagam depuis des années et ce n’est que maintenant qu’il m’apprend qu’il est diabétique. Ça explique ses problèmes de tension ! »
A midi, le dispensaire ferme ses portes pour le déjeuner. Je suis invité à rester. Dans un petit vestibule qui sert de cantine, trois femmes et deux hommes sont assis sur des chaises en plastique. Une des femmes cache son visage rougi par les larmes. « Ne pleurez pas ma petite, la rassure le docteur, vous viendrez nous voir quand vous voudrez ». Et Tirunavukarasu de m’expliquer : « Cette infirmière a été transférée dans un autre établissement. C’est ainsi au Sri Lanka. Tous les trois ans ça tourne. » Pendant le repas, chaque collègue adresse un petit discours à l’infirmière qui n’arrange rien à sa peine. Je reste assis sur ma chaise, le regard fixé tantôt au sol, tantôt au plafond. Gêné. De retour dans son bureau, j’entame l’interview.
Docteur, pouvez vous me raconter votre travail pendant la guerre ?
Le vieil homme s’enfonce dans son fauteuil et replie ses mains osseuses sur son ventre creux. Il fait trembler ses lèvres et commence à parler les yeux fermer : « De 1981 à 1987, j’étais en charge de l’hôpital principal du district de Mannar (péninsule située au Nord ouest du Sri Lanka, ndrl). C’est une région catholique et hindouiste. Une belle région. Je me souviens qu’un jour un militaire cinghalais a été retrouvé mort dans une plantation. Les représailles ne se sont pas faites attendre. Quelques jours plus tard, l’armée est entrée dans plusieurs villages et a fait un massacre. Il y a eu 202 victimes. Des fermiers et des femmes surtout. J’ai été témoin de nombreuses exécutions. A cette époque, l’armée semait la terreur partout. Pour un moindre incident, les soldats cinghalais brûlaient des dizaines de maisons et tabassait des citoyens. Notre hôpital ne désemplissait pas, j’étais surchargé de travail. Le pire pour moi, en temps que docteur tamoul, c’est que j’étais obligé de soigné des soldats cinghalais, les mêmes qui tuaient notre peuple. »
En tant que médecin, vous sentiez-vous à l’abri ?
« Une nuit, alors que j’étais resté à travailler à mon bureau, des hommes en armes ont fait intrusion dans mon hôpital. J’ai tout de suite su à qui j’avais à faire. L’un d’eux était grièvement blessé. Une balle dans le ventre. Je l’ai opéré sans morphine car à l’époque nous manquions de tout. Le lendemain, des officiers cinghalais sont venus me voir : Nous avons appris que vous soignez des Tigres Tamouls dans cet hôpital, qu’avez vous à répondre à cela, m’ont-ils demandé sur un ton menaçant. Je leur ai répondu que c’était possible dans la mesure ou l’hôpital ne vérifiait pas l’identité de tous les patients et qu’un Tigre ne se différenciait des autres civils que par son arme, aussi lui suffisait-il de venir sans pour se fondre dans la masse. Vous vous doutez bien qu’ils n’ont pas apprécié ma réponse ! Par la suite j’ai soigné d’autres Tigres et j’ai eu droit à plusieurs interrogatoires, mais on ne m’a jamais pincé. »
Où étiez-vous après Mannar ?
« De 1988 à 2000 je suis retourné à Jaffna, plus précisément dans la péninsule, sur les îles de Kayts et Velanai. Je soignais en moyenne 150 personnes par jour. Les îles de Jaffna sont peuplées de pêcheurs, de vaches et d’églises. Mais à cette période elles étaient le théâtre des affrontements entre le LTTE et l’armée cinghalaise. Chaque jour des avions de la SLA passaient au dessus de nos têtes et lâchaient leurs bombes au petit bonheur la chance. Parfois ils visaient les églises, en particulier le dimanche matin, et mon hôpital aussi. Un jour une bombe est passée par le toit alors que j’opérais un patient ! Mais mon souvenir le plus marquant, celui-là je ne l’oublierai jamais : quand un avion passait nous avions pris le réflexe de nous coucher à terre pour éviter les éclats de bombes. Un jour alors que je marchais dans la rue principale du village de Kayts, un avion a lâché une bombe et j’ai vu un petit garçon qui n’avait pas eu le temps de se mettre à terre se faire arracher la tête devant moi. »
N’avez-vous jamais pensé à exiler ?
« Je vais vous raconter quelque chose. Un jour que j’étais tout jeune médecin Dieu m’est apparu dans un songe. Il m’a dit que j’avais été choisi pour aider mon peuple et que ma mission était ici. En échange, il m’a promis une longue vie et aucune souffrance. Et regardez, j’ai 72 ans et je suis en pleine forme ! »
En tant que Tamoul, comment jugez-vous la situation dans le Nord aujourd’hui ?
« Je répondrai d’abord sur le côté médical. Si les choses reviennent peu à peu à la normale, nous manquons encore cruellement de médicaments et de traitements. Il y a une recrudescence de fièvre dingue, de typhoïde et de tuberculose dans nos campagnes et malheureusement nous ne pouvons pas soigner tout le monde. Les ONG font un travail remarquable que je tiens à souligner, mais le gouvernement leur met des bâtons dans les roues et il n’est pas impossible qu’elles finissent pas être évacuées. Ce qu’il nous faut c’est plus de médicaments. Saviez-vous que les quotas ne sont pas les mêmes dans les dispensaires du sud et du nord. C’est une aberration ! En tant que Tamoul, je ne peux qu’être critique à l’encontre du gouvernement. Nous sommes traités comme des chiens. Ce qui m’inquiète le plus c’est la « cinghalisation » des provinces du Nord et de l’Est. Ils commencent déjà à changer le nom des villes tamoules. Dernièrement, la ville voisine de Mathakal a été rebaptisée Dampapatana ! Ils veulent détruire notre identité et personne ne fait rien pour les en empêcher. Le Président Rajapakse parle « d’un pays, une nation » mais les Tamouls ne partage pas son opinion. Nous voulons « un pays et deux nations ». Comme en Inde où les Tamouls indiens ont leur état, le Tamil Nadu. Il y a plus de six millions de Tamouls dans le monde, mais nous n’avons pas de terre qui soit la nôtre… »

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