L’imam de Jaffna


Enfin loin de tout. Dans une ville qui ne veut rien dire pour moi. Etranger et anonyme. Pas d’attache ni sentiment, la route est tracée pour l’errance intérieure. Je vais, je viens, indifférent. Je ne cherche rien ici et rien ici ne m’attend. Depuis combien de temps suis-je arrivé ? Quatre, cinq jours ? un mois ? Les heures se ressemblent et s’égrainent en silence. J’obéis désormais à la seule loi du soleil qui monte chauffe puis décline. La nuit est une coulée d’encre sombre qui emporte tout et m’anéantit. La mosquée proche de mon hôtel me sert de repère temporel. 12h05, 15h36, 17 heures… la complainte déchirante de l’imam qui appelle les fidèles me sort un instant de ma léthargie. J’écoute ce chant rugueux scandé six fois par jours, toujours par le même homme, tous les jours, jusqu’à son dernier souffle. J’ai soudain envie de mettre un visage sur cette voix mystérieuse. La mosquée de Jummah est un petit édifice vert et blanc coincé entre deux immeubles, tout en longueur. Le couloir débouche sur un bassin bleu dans lequel je lave mes pieds et mes mains. La prière a déjà commencé et j’aperçois cinq hommes alignés derrière l’imam, face au mur, en direction de la Mecque. Je m’assieds au fond de la salle et j’attends la fin du rituel.

L’imam est le premier à venir à ma rencontre. C’est un jeune homme de 27 ans arborant une barbe épaisse qui lui mange la moitié du visage. Ma présence à Jaffna l’intrigue car il y croise rarement de blancs. Je lui explique qui je suis et d’où je viens. Il m’interroge sur les musulmans de France et écarquille les yeux lorsque je lui dis qu’ils sont plusieurs millions. Mis de bonne humeur par cette excellente nouvelle, il m’invite à boire le thé puis insiste pour me faire découvrir son quartier. J’accepte volontiers car je n’ai pas encore exploré l’ouest de la ville. Je découvre un champ de ruines. Quelques maisons ont résisté à la guerre et à plus de 20 années de bombardements, mais la quasi-totalité a été détruite et les familles musulmanes qui reviennent à Jaffna, après des années d’exile, regagnent des abris de fortune. L’imam m’explique qu’en 1990, le LTTE a chassé tous les enfants du Prophète de la ville. « Comme on refusait de les aider dans leur guerre contre le gouvernement cinghalais, ils ont décrété qu’on était leurs ennemis. Nous avons eu une nuit pour quitter nos maisons, le matin il n’y avait plus personne ». Une majorité des musulmans chassés s’est échouée à Puttalam, une ville côtière située sur la cote ouest, au Nord de Colombo. D’autres sont partis dans l’Est où ils avaient de la famille. Aujourd’hui, ces gens reviennent à Jaffna et il en arrive chaque jour de tout le pays. L’imam me présente à la famille Misnoon qui revient de Puttalam. Leur maison a été partiellement détruite mais reste plus ou moins habitable. Une serviette de plage Spiderman fait office de portail. Nous plaisantons un peu sur cette récup cocasse mais très vite les femmes qui ont aperçu mon Leica me demandent d’un air amusé si je peux les prendre en photo. Chose rare pour des musulmanes qui d’ordinaire se dérobent à l’approche d’un photographe. Trop content, je m’exécute une fois la « coiffure » de ces dames  rétablie.
La tombée de la nuit nous prend par surprise et l’imam doit regagner sa mosquée pour la prière du soir. Nous quittons la famille Misnoon pour rejoindre la route principale. Pour gagner du temps, nous coupons à travers les ruines, déformées et rendues lugubres par l’éclat argenté de la lune. Ici et là nous croisons de petits groupes de gens assis autour d’un feu et des enfants qui jouent pieds nus dans la poussière. Au milieu de ces vestiges silencieux qui sont comme des plaies encore ouvertes, une mosquée flambante neuve a été érigée après la guerre. C’est ici que je quitte l’imam qui me remercie de lui avoir accordé un peu de mon temps : « Tu es le bienvenu pour le thé quand tu veux, ma mosquée te sera toujours ouverte ». Il s’engouffre dans un rickshaw et disparaît dans la nuit. Quant à moi je contemple cette mosquée qui brille comme une perle blanche dans une mer mazoutée et me dis que ces musulmans sont incroyables : ils ont été contraints à l’exil pendant des années, quand ils reviennent chez eux c’est pour découvrir des chèvres qui broutent l’herbe dans leur ancienne cuisine, ils n’ont pas d’électricité et pas d’eau courante, et la première chose qu’ils font, c’est construire une mosquée. Allah est grand !

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